Jennifer Foester
Article mis en ligne le 1er mars 2015
dernière modification le 27 février 2015

par Alain BOUDET

Jennifer Foester fait partie de la jeune génération de poètes Indiens d’Amérique dont la voix surprend, secoue, enchante, nourrit. Que ce soit Sherwin Betsui, Erika Wurth, Layli long Soldier, pour n’en citer que trois autres, on pénètre avec eux dans un univers mental et une réalité qui élargit nos perceptions aussi bien que notre compréhension du monde et de ses phénomènes. Elle poursuit ainsi la voie tracée par les générations précédentes avec des auteurs comme Gerald Vizenor, Louise Erdrich, Leslie Silko ou encore Norman Scott Momaday, dont on a relevé soit le réalisme magique soit le réalisme mythique.

Le naturel et le surnaturel sont intimement liés mais jamais ne tombent dans le fantastique, ont toujours à voir avec une interprétation ouverte sur le spirituel du monde et l’imaginaire mythologique propre à ces cultures Indiennes d’Amérique du nord. Jennifer a obtenu un master d’écriture créative à l’université des beaux-arts du Vermont et sa licence à l’institut des arts amérindiens de Santa Fe, état du Nouveau Mexique. Elle a obtenu des bourses afin de suivre des programmes d’écriture créatives à l’institut Naropa, à Dorland Mountain Arts Colony, au Vermont Studio Center, ainsi qu’à l’université de Stanford. Publiés dans les magazines de poésie ses poèmes sont également présents dans des anthologies dont Poetry from the Indigenous Americas.

Son premier livre intitulé Leaving Tulsa a été édité par University of Arizona Press ce qui déjà en soi est la marque d’une reconnaissance. Ce livre semble avoir été écrit dans un état de perpétuel rêve éveillé, une sorte de transe due à des milliers de kilomètres parcourus sur les routes. Ayant des origines Hollandaises et Allemandes elle est avant tout membre de la nation Muscogee (encore appelée Creek) de l’état d’Oklahoma. Fille d’un diplomate, Jennifer a grandi dans divers pays mais elle a passé tous ses étés à Jenks, en Oklahoma, avec ses grands-parents Indiens. Elle vit maintenant à San Francisco où elle est écrivain free-lance et conseillère pour les associations (afin d’obtenir des subventions). Sa poésie explore son double héritage culturel dans une société américaine qu’elle critique. Ses poèmes ont une tonalité bien à elle, il s’agit bien souvent de poèmes-paysages capturés sur la route empruntée pour visiter l’histoire et revenir à ses racines, à l’identité Indienne. Identité qu’il faut, pour certains, reconstituer à partir de bribes de récits, au sein d’un peuple presque brisé qui survit, résiste et regagne en dignité, en espoir, en valeurs propres à sa culture malgré la société blanche et les courants occidentaux majoritaires aux Etats-Unis. Voici deux poèmes tirés de Leaving Tulsa qui sont reproduits avec l’aimable permission des éditions University of Arizona Press.

 

Fugue

I was born in a blizzard
in the vault of a clavier.
My mother’s ribs were icicles,
the wind a compass of octaves,
even her pulse a prelude.
Skimming the frozen meadows
I learned the flight of night swallows,
licked stars from the snow.
This is how my bones grew.
Eight winters old I began to bleed,
sealed the chalice beneath the keys—
my daughter’s hands bloomed edelweiss.
I taught her to twine the diatone
through the carpals of her wrist—
she was my organ, I her voice.
She at the pedals with hammers
and nails : a cross
composed by counterpoint.
I recited the passion in sequence
because mother favored baroque,
drank teas of birch bark, alpine rose
to drown the sound of wolves.
Sheared my graying hair,
wove it through the strings
because I wanted to arrange
my immaculate death.

When I tied stones, like bells, to my ankles
and dove into the Danube
my daughter heard
a requiem. It was winter.
She did not find me
for days : face-down on an iced-over
harpsichord, plucking
scales from my mother’s
tongue with my teeth.

Fugue

Je suis née dans un blizzard
dans la voûte d’un clavier.
Les côtes de ma mère étaient des glaçons,
le vent un compas d’octaves,
son pouls même un prélude.
Ecumant les prés gelés
j’appris le vol des hirondelles nocturnes,
léchais les étoiles depuis la neige.
C’est ainsi que mes os ont grandi.
Agée de huit hivers j’ai commencé à saigner,
je scellai le calice sous les clés—
les mains de ma fille ont fleuri edelweiss.
Je lui appris à enrouler le hautparleur
par les canaux carpiens de son poignet—
elle était mon orgue, moi sa voix.
Elle aux pédales avec marteaux
et clous : une croix
composée par contrepoint.
Je récitais la passion par séquence
parce que maman préférait le baroque,
buvais des tisanes d’écorce de bouleau, rose des alpes
pour noyer le bruit des loups.
Ai tondu mes cheveux gris,
les tissais aux cordes
parce que je voulais organiser
ma mort immaculée.

Quand j’attachais les os, en guise de cloches, à mes chevilles
et plongeais dans le Danube
ma fille entendit
un requiem. C’était l’hiver.
Pendant des jours
elle ne me trouva pas ; tête en bas contre une harpe
couverte de glace, j’arrachais
des écailles à la langue de ma mère
avec mes dents.

 

Tracing Magdalena

1.



In the distance, a forest. 

I thread your light through the trees,

cross-stitch the canal of your throat.



Stitching on canvas

is a way of stepping over the river

to gather material from the other side. 

Pine. Birchbark. 

Patterns gnawed into white 

Undersides—traces 

I carry back across the waves

where I hang your blue dress

in the breezeway to dry—

you in the doorframe 

aflame

against the four edges of night.


2.



How fast the twilight 

shifts across canvas. Lit

by the last exhale of sun, a stream of birds 

glimmers over glass.



Standing now in half-light 

at the boundary of a sea,

I draw a line to demonstrate 

the emptiness. Shades of gray

receding to snow,

miles yet to travel 

across the frozen sound.

 

Sur les traces de Magdalena

1.



Au loin, une forêt.
J’enfile la lumière par les arbres,
je suture au point de croix le canal de ta gorge.

Broder sur la toile
est une façon de passer par-dessus la rivière
pour collecter du matériel de l’autre côté.
Pin. Ecorce de bouleau.
Motifs rongés au blanc
en dessous—traces que je transporte au travers des vagues
auxquelles je suspends dans la brise
ta robe bleue pour qu’elle sèche—
toi dans l’encadrement de la porte
enflammée
contre les quatre bords de la nuit.

2.

Comme le crépuscule
passe vite sur la toile. Allumé
par le dernier souffle du soleil, un flot d’oiseaux
miroite au-dessus du verre. Maintenant dans la pénombre
à la limite de la mer,
je tire un trait pour démontrer
le vide. Des ombres grises
reculent vers la neige,
des kilomètres encore à conduire
au travers du son gelé.